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December Chapitre 1

CH. 01 – Partie 01

— Il y a de cela 3 ans, un 31 décembre. —

Une bouffée d’air glacé de minuit s’infiltra dans mes narines, aussi tranchante qu’une lame, chargée d’une odeur métallique et hivernale.

J’enfouis mon visage dans mon écharpe et me penche vers le chauffage. Peut-être était-ce parce qu’il gelait dehors, mais malgré la lueur rouge des résistances, le froid persistait dans la pièce.

Pourtant, comparé à l’extérieur, cet endroit était un véritable paradis. Les routes étaient recouvertes d’un voile de glace brumeux, conséquence du mélange entre une température glaciale de -12 °C et les chutes de neige d’il y a deux jours.

Mais la route n’était pas la seule chose voilée. Mon esprit l’était tout autant. Une torpeur brumeuse engourdissait mon corps, tandis que mes pensées tourbillonnaient dans tous les sens. J’avais l’impression d’être ivre.

Le coupable le plus probable de mon état actuel ? La quantité excessive d’herbes suppressives que j’avais prises. Elles empêchaient les omégas* comme moi d’entrer en chaleur*, mais cette fois, j’avais sûrement dépassé la dose.

(N/T : L’oméga est l’un des trois sexes secondaires. Les omégas peuvent concevoir indépendamment du sexe primaire et émettent des phéromones distinctives que seuls les alphas et les autres omégas peuvent percevoir.)

(N/T : La chaleur est un état physiologique récurrent chez les omégas, marqué par un désir sexuel et une fertilité accrus, souvent dirigés vers les alphas.)

Heureusement pour moi, je me trouvais dans une zone en pleine construction, pratiquement déserte. Presque toute cette partie de la ville était en reconstruction, et les week-ends, quand les travaux étaient à l’arrêt, l’endroit ressemblait à une ville fantôme.

Une vague de somnolence s’empara de mon esprit embrumé, m’entraînant presque dans le sommeil. Luttant pour rester éveillée, je me mis à fredonner doucement.

J’avais entendu cette chanson entraînante en me promenant dans le quartier commerçant. Dans mes souvenirs, elle se mêlait aux lumières vives des rues animées et au brouhaha joyeux des passants. Les paroles m’échappaient, alors je me contentais de fredonner un « hmm-mm-mm » en attendant le moment clé, la seule partie dont je me souvenais.

Juste au moment où j’allais la chanter, un bruit strident déchira l’air.

CRIIIIIIII— CRASH !

Le vacarme assourdissant tout proche me ramena brutalement à la réalité. Une collision  ? À en juger par le bruit, cela ressemblait à un accident de voiture.

Je bondis hors du conteneur d’expédition où je m’étais installée et allumai la lampe de mon téléphone pour scruter les environs. D’où venait ce fracas  ?

Suivant mon instinct, je m’avançai prudemment sur la route verglacée. Un peu plus loin, deux phares brillaient faiblement. En m’approchant, je découvris une moto renversée sur une bande de gravier.

Est-ce que le conducteur va bien ? Mon regard balaya les alentours jusqu’à ce que j’aperçoive une silhouette affaissée contre un mur voisin.

Est-ce qu’il est encore en vie ?

« Monsieur, ça va ? »

Silence. Aucune réponse, aucun mouvement.

Est-ce qu’il est… Mort assis ? !

Hésitant, je m’approchai et tapotai légèrement son bras.

Aussitôt, il leva la main et me repoussa violemment.

Ouf, pas un cadavre !

Un profond soupir de soulagement m’échappa. Rapidement, je retirai ma main et, estimant que mon devoir était accompli, je fis demi-tour, prête à m’éclipser.

(Note de Ruyi : Attends comment ça… Tu ne vas pas le laisser ainsi ! ! !)

C’est alors que mon regard se posa sur sa jambe. Ses orteils, qui auraient dû pointer vers le haut, étaient tournés vers l’intérieur.

« Euh… Votre jambe va bien ? »

« Dégage. »

Les suppresseurs étaient sûrement en cause, mais mon esprit embrouillé interpréta ses mots non pas comme une menace, mais comme un conseil bienveillant destiné à me remettre sur le droit chemin. Après tout, je m’étais inquiété pour lui, il n’était pas exagéré qu’il me témoigne un peu de reconnaissance en retour.

Le cœur gonflé de chaleur et de gratitude, j’annonçai :

« Je vais appeler une ambulance. Dans cette zone en chantier, il n’y a pas grand monde pour t’aider. »

Il réagit aussitôt.

« Non, fais pas ça ! »

Ce n’était pas tant ses mots que le ton de sa voix qui me firent tiquer. Il avait l’air jeune.

Attends… C’est qu’un gosse ?

Ma bouche s’ouvrit malgré moi.

« T’es lycéen ? »

Il eut un léger sursaut, ce qui confirma mes soupçons. Mais qu’est-ce qu’un mineur fichait sur une moto, seul dans un quartier désert ?

« Tu t’es enfui de chez toi ? »

« Merde…  » marmonna-t-il, ce qui fit office de réponse.

Je l’observai, intrigué par ce garçon manifestement incapable de mentir. Maintenant que je savais qu’il était jeune, impossible de le laisser là. Il faisait bien trop froid.

« Tu t’es blessé à la jambe, pas vrai ? Si j’appelle une ambulance, elle sera là en un rien de temps, mais rester ici n’est pas une option. Viens…  »

« N’appelle pas d’ambulance, putain. »

« Alors retournons à mon abri pour l’instant », conclus-je, ignorant son interruption.

Je restai planté là, hésitant sur la marche à suivre. Derrière la visière noircie de son casque, son regard furieux me transperçait. Je reculai légèrement, tandis qu’une rafale glaciale balayait la ruelle, remplissant le silence entre nous.

Reniflant, je cachai mon nez dans mon écharpe. Peut-être devrais-je simplement rentrer et appeler les secours depuis la chaleur du conteneur ? Après tout, s’il refusait de venir, je ne pouvais pas le traîner de force.

Mais… Je ne voulais pas l’abandonner. Ce n’était qu’un gamin. Un gamin qui avait pris sa moto pour venir se cacher dans un endroit désert.

D’ordinaire, je ne me serais pas préoccupé d’un fugueur à peine plus jeune que moi. Mais ce soir, quelque chose était différent. Peut-être parce que j’avais abusé des suppresseurs. Peut-être parce qu’il n’y avait personne d’autre pour l’aider. Peut-être juste parce qu’il faisait trop froid. Je n’en savais rien.

Quoi qu’il en soit, il faut que je trouve un moyen de le convaincre de venir avec moi.

Voyons voir… Quels mots pourraient l’attirer le plus ?

« Tu es un alpha, pas vrai ? »

(N/T : L’alpha est l’un des trois sexes secondaires. Les alphas produisent des phéromones uniques qui affectent considérablement le comportement des omégas, en particulier pendant la période d’accouplement connue sous le nom de rut.)

Cette fois, aucun juron ne fusa dans ma direction. Au lieu de ça, il tressaillit.

« Comment… Comment tu sais ? »

Je ne savais pas. J’avais seulement lancé ça pour flatter son ego, dans l’espoir qu’il me laisse l’emmener au chaud. Il ne dégageait même pas la moindre odeur de phéromones.

Il doit être un alpha récessif, réalisai-je avec surprise.

La conscience piquée au vif, je me ratatinais dans mon écharpe comme une tortue rentrant dans sa carapace.

« Je, euh… Je l’ai deviné. » mentis-je entre mes dents.

« T’es un oméga ? » demanda-t-il.

« Si tu me suis dans un endroit chaud, je te le dirai peut-être. »

Il détourna la tête, feignant l’indifférence. Je le fixai, attendant une réaction, mais seule une nouvelle rafale de vent me répondit, me glaçant de la tête aux pieds.

Enfouissant mes mains dans mes poches, je tapai du pied.

« Il fait -12 degrés, peut-être -20 en ressenti. Reste assis là encore cinq minutes et ta bite risque de geler et tomber. »

Sa tête se tourna aussitôt vers moi. Comme prévu, aucun mec n’était insensible à l’idée de perdre une partie aussi précieuse de son anatomie.

« Occupe-toi de tes affaires », marmonna-t-il.

« Je fais juste attention à toi », répondis-je en haussant les épaules. « Une bite, c’est important pour un alpha. »

Peut-être que mon conseil sincère l’avait touché, car il poussa un léger soupir.

« Si je viens avec toi, tu vas arrêter de parler de bites ? »

« Oui. » J’en avais assez de ce froid mordant. Même mon écharpe commençait à se transformer en glace.

Voyant qu’il hésitait encore, je tendis le bras et le saisis. Il sembla offensé et tenta de se dégager, mais je ne le lâchai pas.

« Je peux pas te porter », déclarai-je sans détour. « La route est trop glissante. Si je tombe, on finit tous les deux crevés. Alors essaie de te lever tout seul. »

Il ne bougea pas. Je lui serrai un peu plus le bras.

« Viens. »

Un soupir agacé m’échappa, mais il finit par s’exécuter. Aussitôt debout, il vacilla sous son propre poids, mais je le retins juste à temps. Heureusement qu’on faisait à peu près la même taille et le même gabarit, sinon il aurait été trop lourd pour moi.

J’avais peur qu’il change d’avis et me repousse, nous envoyant valser dans la neige, mais contre toute attente, il ne résista pas. Il passa même son bras sur mon épaule. Lorsque je l’entraînai en avant, il se laissa guider sans protester.

« C’est juste là », dis-je en serrant légèrement son dos pour l’encourager à avancer.

Il s’appuya sur moi, essayant de suivre mon rythme, mais sa jambe blessée le faisait trébucher.

Je lui jetai un regard furtif, évaluant son état, mais il resta silencieux et continua à avancer coûte que coûte. Libérant une main, j’attrapai mon téléphone pour éclairer le chemin devant nous.

Le sol était traître sous nos pieds. Ce qui aurait dû être une marche de deux minutes sembla s’étirer en une éternité.

Enfin, nous arrivâmes au conteneur.

Dès qu’il s’affala sur le canapé, un soupir de douleur lui échappa. Il retira un gant et pressa sa main contre son genou blessé. Il devait souffrir le martyre.

Je m’assis à l’autre bout et rapprochai le radiateur de lui. Il bascula la tête en arrière contre le mur. Je ne pouvais toujours pas voir son visage sous son casque, mais j’imaginais sans mal ses traits crispés et ses yeux fermés sous l’effet de la douleur.

Tout en l’observant à la dérobée, je sortis lentement mon téléphone et tapai le numéro des urgences, priant pour qu’il ne s’en rende pas compte.

« Hé, arrête ça », marmonna-t-il en redressant la tête. « N’appelle personne. »

« Si tu le dis…  »

Je fis semblant de posé mon téléphone. Pour l’instant, je faisais mine de me soumettre. Pourtant, il dut sentir que je n’étais pas digne de confiance, car il passa les minutes suivantes à me fixer – du moins, c’est ce que je supposais.

En réalité, le fait que son casque soit tourné vers moi ne signifiait pas forcément qu’il m’observait. Il aurait très bien pu s’être assoupi. Je n’avais plus entendu un seul bruit de sa part depuis ma tentative ratée d’appeler les secours.

D’ordinaire, je détestais les silences prolongés et gênants. J’étais trop sociable pour les supporter et, en temps normal, j’aurais dit la première chose qui me passait par la tête pour dissiper cette atmosphère pesante. Pourtant, cette fois, je me sentais presque en paix. Merci les herbes suppressives.

À l’extérieur, le vent rugit, faisant trembler les fenêtres du conteneur. Même si l’endroit restait glacial, j’étais reconnaissante d’être à l’abri.

Je reniflai et jetai un autre coup d’œil à l’adolescent affalé sur le canapé.

« Pourquoi as-tu fugué ? » demandai-je enfin, brisant le silence.

« C’est pas tes affaires », répliqua-t-il sèchement. Sa voix rocailleuse et sa réactivité prouvaient qu’il ne dormait pas du tout.

Je n’étais pas réellement intéressée par sa réponse, mais je voulais qu’il me fasse un minimum confiance pour pouvoir appeler le 119 sans qu’il panique.

« Peut-être, mais je suis quand même curieux. »

Il ne répondit pas tout de suite. Il me fixa – du moins, c’est l’impression que j’eus. À bien y réfléchir, je ne pouvais toujours pas voir son visage sous ce casque. Était-il endormi, cette fois ?

Alors que je commençais à croire que oui, il reprit soudainement la parole.

« Quel âge as-tu ? »

C’était une question adorable, ce qui me fit sourire. Je savais que mon amusement risquait de l’agacer, mais je ne pris même pas la peine de le cacher.

« Plus vieux que toi, évidemment », raillai-je en rapprochant légèrement le radiateur de lui.

« Ne fais pas ce genre de choses », lâcha-t-il brusquement.

Je le regardai, plus intrigué que contrarié par son ton soudainement sec. Les herbes suppressives devaient adoucir mes réactions, car d’ordinaire, une remarque aussi froide m’aurait agacé.

Je devrais peut-être en prendre tout le temps, pas seulement durant mes chaleurs…

Je n’eus pas le temps de pousser plus loin ma réflexion : le gamin se redressa d’un bond et repoussa vivement le radiateur dans ma direction, le visage caché sous son casque.

« Pourquoi tu souris ? » marmonna-t-il d’un ton boudeur.

Parce que tu es mignon.

J’avais failli le dire à voix haute, mais je me rattrapai de justesse. Il valait mieux éviter de le contrarier davantage si je voulais appeler les secours.

À la place, je répondis calmement :

« Je suppose que même fuguer et être blessé n’effraie pas un alpha. Tu sembles assez indifférent. »

Il tressaillit légèrement. Le mot « alpha » semblait l’atteindre bien plus que prévu. Il détourna brusquement la tête, fixant le mur comme s’il y trouvait un intérêt soudain.

J’hésitai, puis demandai prudemment :

« Les alphas traversent-ils aussi des épreuves ? »

Je m’attendais à une autre réponse sèche du genre ce ne sont pas tes affaires, mais il resta silencieux.

Son silence était éloquent. Il s’était visiblement enfui à cause d’un problème lié à son statut d’alpha. Mais étant donné qu’il semblait être un alpha récessif, ce n’était pas très étonnant.

« Allez, raconte-moi », insistai-je. « Je suis toute ouïe. »

Il ne répondit pas à ma question et répéta plutôt la sienne :

« Es-tu un oméga ? »

Je me figeai, pesant mes mots.

Avec toutes les herbes suppressives que j’avais prises, je ne devais pas émettre la moindre phéromone. Je pouvais très bien mentir et lui dire que j’étais un bêta ; il ne verrait pas la différence.

En fait, ce serait même plus simple de prétendre ne pas être un oméga. Après tout, je n’allais plus jamais le revoir.

Alors pourquoi diable avais-je envie de lui dire la vérité ?

(N/T : Le bêta est l’un des trois sexes secondaires. Les bêtas ne produisent ni ne détectent de phéromones et ne subissent pas les cycles d’accouplement que connaissent les alphas et les omégas.)

« Oui, je suis un oméga. Un oméga récessif dont la vie est semée d’embûches. »

Il me regarda fixement. Je lui ai adressé un sourire, mais avec la moitié de mon visage enfouie dans mon écharpe, il n’a probablement pas pu le voir.

« Quelle genre de problème as-tu ? Ai-je demandé.

Il resta silencieux pendant un moment, comme tout à l’heure. Ne voulant pas insister, je commençai à fredonner doucement la même chanson qu’avant l’accident. Ma tête s’était suffisamment éclaircie pour que je me souvienne de certaines paroles, mais seulement par bribes, alors je remplissais les blancs avec des mmm-mm-mm.

Au milieu de la chanson, je sentis son regard agacé sur moi. Je levai légèrement la tête, laissant voir la courbe de mes lèvres en un autre sourire.

Regarde-moi, petit. C’est le genre de confiance qui vient avec l’âge adulte.

Sa réaction fut instantanée. Il poussa un soupir exaspéré, et mes lèvres tressaillirent de plaisir. Mais je les scellai rapidement, refusant de laisser transparaître ma satisfaction.

« Je suis un alpha, mais en même temps, je ne le suis pas », marmonna-t-il finalement.

 

 

CH. 01 – Partie 02

Oh, c’était donc pour ça qu’il s’était enfui de chez lui. Mais que voulait-il dire exactement par  : «  Un alpha, mais en même temps, pas vraiment  »  ?

À ce stade, j’étais vraiment curieux, mais son ton était si sérieux que je n’osai pas insister. Tout ce que je parvins à dire, ce fut  :

«  Ça… Ça a l’air dur.  »

Le gamin détourna le regard, comme s’il ne supportait plus de me voir. Ça avait dû être très dur.

«  Et qu’en est-il des omégas  ?  » demanda-t-il soudainement.

«  Que veux-tu dire  ?  »

«  Tu as dit que toi aussi, tu faisais face à des difficultés.  »

«  Oh, c’est assez évident.  »

Je ne savais pas par où commencer. Je fixai un point dans le vide et énumérai quelques exemples au hasard.

«  D’abord, les omégas sont des êtres humains rationnels. Mais régulièrement, nous entrons en chaleur, un état qui nous rend semblables à des animaux. Dans ces moments-là, nous sommes irrésistiblement attirés par les alphas aux phéromones puissantes, même si ce sont de parfaits connards. Déjà, c’est insupportable en soi. Mais si l’un de ces types nous marque, nous sommes liés à lui pour le reste de notre vie. Ceux d’entre nous qui ont le malheur d’être marqués par des alphas dominants et toxiques finissent parfois par abandonner l’école, juste pour s’en éloigner.  »

Pourquoi est-ce que je lui raconte tout ça  ? Comment pouvait-il comprendre  ? C’était un alpha. Il avait grandi en étant traité comme une sorte d’être supérieur. Pourtant, peut-être, juste peut-être, que je pouvais lui faire éprouver un peu de sympathie pour nous.

«  Imagine la personne que tu détestes le plus au monde. Qui serait-ce  ?  »

«  Mon père.  »

O-Oh…

«  Et la deuxième personne que tu détestes le plus  ?  »

«  Ma mère.  »

… Pas étonnant qu’il se soit enfui.

«  D’accord, désolé, mauvais exemple. Et quelqu’un qui t’agace à l’école, alors  ?  »

«  Personne ne me vient à l’esprit.  »

«  Allez, il doit bien y avoir un alpha prétentieux, du genre à se pavaner comme s’il possédait le monde entier.  »

Il renversa la tête en arrière et fixa le plafond, comme s’il cherchait une réponse. Au bout d’un moment, il se tourna vers moi et secoua la tête.

«  Non, pas que je sache.  »

Son école n’a qu’un élève, ou quoi  ? Alors que je me demandais sérieusement s’il avait été scolarisé à domicile, il lâcha soudainement  :

«  Pourquoi tu ne prends pas des herbes suppressives  ?  »

Bien sûr que j’en prends. Mais elles ne règlent pas tout. Si c’était le cas, aucun oméga ne serait marqué contre son gré. Les alphas et les bêtas ne comprendront jamais à quel point l’idée d’être marqué de force est terrifiante.

«  Les herbes suppressives ne sont pas une solution miracle, expliquai-je. Elles n’ont aucun effet face aux phéromones des alphas dominants. Et s’ils découvrent que tu en prends, ces salauds s’excitent encore plus. Ils te traquent comme des chiens de chasse. Pour eux, c’est une sorte de plaisir tordu de forcer une réaction chez un oméga. Et une fois qu’ils y parviennent, ils s’en vantent auprès de leurs amis, comme s’ils avaient décroché un trophée.  »

Un silence pesant s’installa.

«  Je ne suis pas comme ça,   » finit par dire le gamin, d’une voix basse et contrariée.

Je n’ai pas réussi à cacher mon sourire cette fois, et il a atteint mes yeux. «  Oui, tu n’as pas l’air d’être de ce genre.  »

J’ai croisé le regard du gamin à travers le casque, puis j’ai détourné les yeux quand j’ai vu un frisson parcourir son corps. Il tremblait par intermittence depuis que je l’avais traîné à l’intérieur, et il semblait qu’il ne s’était pas encore complètement réchauffé.

Je retirai mon écharpe ridiculement longue de mon cou, l’étendis et me levai pour l’enrouler autour de lui. Vu son refus de la chaufferette, je m’attendais à ce qu’il rejette aussi l’écharpe, mais le seul signe de résistance qu’il m’a donné a été un léger mouvement de recul.

Je suis retournée à ma place, sentant le regard du gamin sur moi pendant tout le trajet.

«  … Tu.  »

J’ai cligné des yeux. «  Oui ?  »

«  Tu sens mauvais. Depuis tout à l’heure.  »

Je me suis figée en plein milieu de l’assise, mes fesses flottant dans l’air. Comment ça, je pue  ?

«  Mais je me douche tout le temps  !  » protestai-je. «  Deux fois par jour, en fait.  »

Le gamin n’a pas répondu, il a juste tourné la tête sur le côté sans dire un mot de plus.

Peut-être avait-il parlé de mes phéromones  ? Elles auraient dû être assez faibles, vu la quantité d’herbes suppressives que j’avais prises. Et même si ce n’était pas le cas, il était «  un alpha, mais pas vraiment un  », donc il ne devrait pas être capable de les sentir de toute façon.

Comme il y avait des alphas dominants super forts, il y avait des alphas récessifs qui n’étaient pas très différents des bêtas. Je me doutais qu’il pouvait être l’un d’entre eux.

Mais je sens  ? De quoi  ? D’où  ?

J’ai reniflé mon corps attentivement, mais je n’ai pas senti la moindre odeur. Le gamin, quant à lui, fixait le mur comme s’il ne pouvait supporter de tourner la tête et de respirer ma puanteur.

C’était l’occasion rêvée pour moi d’appeler à l’aide sans me faire prendre. Je sortis silencieusement mon téléphone et envoyai avec succès un message au 911.

«  Mais…  »

J’ai tressailli à la voix soudaine et j’ai précipitamment retourné mon téléphone face contre terre.

«  Même si les phéromones rapprochent deux personnes, elles peuvent toujours finir par s’aimer, n’est-ce pas  ?  » marmonna le gamin, la tête contre le mur.

«  C’est une possibilité, bien sûr. Si tu as beaucoup de chance. Mais je ne crois pas à cette chance.  »

Le silence qui suivit était étrange, mais il ne me dérangeait pas. J’avais accompli ma mission en contactant le 911, et il ne me restait plus qu’à attendre qu’ils arrivent. Je gardai donc les yeux fixés sur la lueur rouge du radiateur et repris la chanson que je chantonnais tout à l’heure.

J’ai remplacé les paroles dont je n’étais pas sûr par des «  mm-mm-mm  » et j’ai chanté doucement l’apogée de la chanson. La partie dont je connaissais les paroles était courte, mais dans le calme oppressant du conteneur, elle m’a paru durer une éternité.

Quand j’ai terminé, j’ai remarqué que le gamin n’avait pas réagi, pas une fois, et que même maintenant, il restait parfaitement immobile.

«  Tu as froid  ?  » me suis-je risqué à demander.

Aucune réponse.

Je me levai, un soupçon d’inquiétude me gagnant. En m’approchant, je remarquai qu’il frissonnait plus fort qu’avant.

«  Hé, ça va  ?  »

J’ai secoué doucement son bras, et son corps s’est affaissé sur le côté.

«  Whoa, hé  !  »

Je me précipitai pour retirer son casque, et la vue de son visage me surprit. Il semblait encore plus jeune que ce que j’avais imaginé, presque enfantin. Ses cheveux collés par la sueur encadraient un visage rouge et brûlant, comme s’il avait couru en plein été au lieu de se geler dans ce froid mordant.

Sortant rapidement un mouchoir de ma poche, je lui essuyai le front et les joues. Il ne semblait pas en état d’ouvrir les yeux, probablement à cause d’une fièvre écrasante. Pourtant, je continuai à lui parler d’un ton apaisant.

«  C’est bon, l’ambulance va bientôt arriver,   » murmurai-je en tentant de masquer mon propre stress. «  Tu seras à l’hôpital dans peu de temps, et tout ira bien.  »

Je jetai un œil à la porte, priant intérieurement pour entendre une sirène dans la nuit glacée.

Un temps indéterminé s’écoula, mais il me sembla interminable. Je restai penchée au-dessus du visage malade du gamin, lui murmurant inlassablement : «  Ça va aller, tu ira bien  », tout en caressant ses cheveux du bout des doigts.

Alors que je commençais à envisager de le porter moi-même jusqu’à l’hôpital, un son lointain me parvint. Une sirène.

L’ambulance.

Je rangeai le mouchoir dans ma poche et me redressai précipitamment. Mais avant que je ne puisse me lever complètement, une petite main se referma autour de mon poignet.

Elle était brûlante, si fiévreuse que je pouvais sentir sa chaleur à travers ma peau.

Je baissai les yeux et croisai le regard embué du gamin. Ses yeux à moitié ouverts trahissaient une confusion due à la fièvre. Avec douceur, je posai ma main sur sa tête, la glissant dans ses cheveux en une caresse apaisante.

«  Bon garçon,   » murmurai-je, dans un ton rassurant qui me rappela celui que j’utilisais pour calmer ma petite sœur. Puis, avec précaution, je dégageai mon poignet de son emprise.

La sirène se rapprochait, amplifiant mon sentiment d’urgence. Je ne pouvais pas rester. Pas une seconde de plus.

J’ouvris la porte du conteneur et m’éclipsai dans la nuit glaciale. Au loin, j’entendis des voix  : un ambulancier appelait, cherchant son patient. Je m’éloignai rapidement en marchant dans la direction opposée, me cachant derrière une rangée de conteneurs pour éviter d’être repérée.

De là, je restai à l’affût, observant le tumulte autour du conteneur. Une agitation s’était levée  : des brancardiers entraient et sortaient, leurs silhouettes découpées par les lumières clignotantes du véhicule d’urgence.

Je patientai jusqu’à ce que tout se calme, jusqu’à ce qu’ils partent.

Quand le silence revint, je me faufilai discrètement de nouveau à l’intérieur du conteneur.

Le chauffage avait été éteint, et mon écharpe traînait désormais sur le sol. Je la ramassai, la secouai pour en ôter la poussière, et m’assis sur le canapé où le gamin s’était allongé plus tôt.

Mon téléphone vibra soudain dans ma poche. Je le sortis, découvrant une avalanche de notifications  : plusieurs messages non lus de ma mère et de ma sœur s’étaient accumulés.

Le message de ma mère était bref  : Appelle-moi dès que tu arrives chez ton oncle, d’accord  ? Je m’inquiète pour toi. Il fait trop froid pour sortir si tard.

Celui de ma sœur, en revanche, formait un mur de texte interminable.

Celui de ma sœur, en revanche, formait un véritable mur de texte  :

Oppa*, ce crétin d’alpha qui est ton sunbae* ou je ne sais quoi, est venu chez nous tout à l’heure. Il a piqué une crise et a dit qu’il allait te retrouver, même si tu essayais de te cacher, puis il est parti en claquant la porte. Nous avons appelé les flics, mais quand ils ont compris que ce fils de pute était un alpha dominant, ils nous ont dit de le regler entre nous avant de continuer leur chemin. Ces flics sont aussi des fils de pute.

(N/T : Oppa est un terme honorifique utilisé par les femmes pour s’adresser à un homme plus âgé, souvent entre frères et sœurs, mais aussi entre amis et connaissances proches.)

(N/T : Un sunbae est une personne ayant plus d’expérience ou d’ancienneté dans un groupe, comme une école ou une entreprise. Un hubae est l’inverse, une personne ayant moins d’expérience ou d’ancienneté.)

Je laissai échapper un soupir tendu en faisant défiler la page pour lire la suite. L’expression fils de pute revenait encore au moins quatre fois, mais l’essentiel semblait être qu’elle pensait que je devais prendre congé de l’école.

Inspirant profondément, je laissai l’air glacé du conteneur remplir mes poumons. Mon nez coulait depuis longtemps, et je reniflai en resserrant mon écharpe autour de mon cou.

Le bref épisode passé avec la fugueuse me semblait déjà appartenir à une autre époque, comme un souvenir flou emporté par le vent glacial. Une fois encore, je me retrouvai à attendre, dans ce silence pesant, comme je l’avais fait avant l’accident.

Il fallait que je tienne un peu plus longtemps. Juste assez pour que les trains recommencent à circuler.

Mon dernier jour à vingt ans était terriblement froid.

— Il y a 1 an, le 23 décembre —

La fin de l’année était une période dangereuse pour les omégas, mais Noël était sans doute le pire jour de tous. Pendant l’hiver, je faisais de mon mieux pour ne pas quitter la maison, de peur de croiser un alpha dérangé en rut*. S’ils posaient leurs yeux sur moi, c’était fini. Je finissais toujours par les suivre, impuissant·e, comme une idiote.

(N/T : Le rut est une période récurrente caractérisée par des instincts sexuels exacerbés chez les Alphas, analogue à la chaleur ressentie par les omégas. Cette phase est marquée par un besoin intense de s’accoupler avec leurs partenaires.)

Aujourd’hui, cependant, je n’avais pas le choix. Un problème était survenu au travail de mon oncle, qui travaillait dans la décoration d’intérieur. Une cuisine, censée être terminée la veille, restait à moitié construite.

«  Tu n’auras pas grand-chose à faire,   » me dit-il d’un ton hésitant. «  J’ai juste besoin de quelqu’un pour enlever les débris laissés par la construction inachevée. Tu penses pouvoir gérer ça  ?  »

Il avait l’air inquiet, mais j’ai balayé ses craintes d’un geste de la main.

«  Pas de souci, je m’en occupe.  »

Je voulais aider autant que possible ; mon oncle m’hébergeait gratuitement dans sa maison de Pohang* depuis deux ans, après tout.

(N/T : Pohang City, ou Pohang-si, est une grande ville portuaire de la province de Gyeongsang-do.)

Malgré mon enthousiasme, il n’avait pas l’air totalement convaincu. Il m’a jeté un dernier regard soucieux avant de s’éclipser, déterminé à retrouver le propriétaire véreux de l’entreprise d’installation, parti avec son argent.

J’ai pris les clés du camion de mon oncle et conduit jusqu’au chantier, une ruelle près de la plage de Yeongildae. Après avoir localisé le restaurant récemment rénové – un bâtiment de deux étages –, j’ai poussé la porte d’entrée.

Le spectacle qui m’attendait à l’intérieur était un véritable désastre. Là où des équipements de cuisine auraient dû être installés, je ne voyais que des espaces vides. Des pots de peinture ouverts, des sacs en plastique déchirés et des morceaux de bois traînaient partout.

Je me suis gratté la nuque en regardant le chaos devant moi. J’avais sous-estimé l’ampleur du travail. Ce n’était pas juste un peu de désordre ; c’était un véritable champ de bataille.

Le vent glacial de l’océan semblait soudain être le moindre de mes problèmes.

Mais bon. Il ne s’agissait que de ramasser des poubelles et de faire un peu de rangement. Rien d’insurmontable.

Je pouvais le faire.

Trois heures plus tard, allongé sur le sol glacé et épuisé, je dus me rendre à l’évidence  : ce travail était loin d’être une partie de plaisir. Pire encore, j’étais loin d’avoir terminé. Plus de la moitié de la pièce attendait toujours d’être nettoyée.

L’absence de chauffage dans le bâtiment transformait le restaurant en véritable glacière, mais je ne ressentais presque plus le froid. J’avais tellement bougé que la chaleur de l’effort me maintenait encore debout. Enfin, jusqu’à ce que je me laisse tomber au sol, à bout de forces.

Mon écharpe, que j’utilisais souvent comme porte-bonheur, gisait quelque part à l’autre bout de la pièce. J’avais dû la jeter en plein travail, incapable de supporter qu’elle m’entrave les mouvements.

Pourtant, il n’avait fallu que quelques minutes sur le sol glacé pour que toute la chaleur accumulée disparaisse. L’air mordant me rappelait qu’il faisait encore en plein hiver, même si ma chemise était trempée de sueur.

Mais le froid n’était pas mon problème principal. J’avais un souci bien plus urgent  : j’étais affamé.

J’avais naïvement pensé pouvoir avaler un morceau rapidement avant de revenir travailler, mais je n’avais pas anticipé l’agitation des fêtes. Bien que Noël ne soit que demain, les rues débordaient déjà de monde.

Après avoir erré un moment, j’ai fini par trouver un endroit calme  : un Kimbap Heaven* ouvert 24 heures sur 24.

(N/T : Kimbap Heaven est une chaîne de restaurants qui vend des plats rapides et décontractés tels que des kimbap, des ramyeon et des tteokbokki.)

L’endroit était étrangement dépourvu de couples, mais rempli de personnes solitaires, visiblement en quête de réconfort en ce jour où tout semblait briller pour les autres. Ces âmes en peine semblaient avoir fui leur condition de troisième roue du carrosse pour trouver refuge ici, dans ce modeste sanctuaire de nouilles et de kimbap.

J’ai mis un moment à trouver une place libre. Ce n’était pas l’emplacement idéal  : une baie vitrée laissait entrer un courant d’air glacial, mais je n’étais pas en mesure de faire la fine bouche.

À ce stade, j’avais tellement faim que j’aurais englouti n’importe quoi, même froid. Après avoir commandé à la hâte, je me suis plongé dans mon téléphone pour passer le temps.

Un forum communautaire que je visitais régulièrement attira mon attention. En parcourant les titres des derniers messages, l’un d’eux retint immédiatement mon regard  :

[Un alpha non alpha.]

 

 

CH. 01 – Partie 03

La répétition du mot «  alpha  » dans ce titre suffisait amplement à me happer dans une spirale de réflexion. Pourtant, elle éveillait aussi un écho dans ma mémoire. N’avais-je pas déjà entendu parler de quelque chose de similaire  ?

Poussé par un étrange sentiment de déjà-vu, je cliquai sur l’article.

[Vous avez déjà entendu parler des alphas latents  ? Apparemment, leurs traits secondaires restent dormants jusqu’à ce qu’ils soient «  réveillés  ». Une fois éveillés, leurs caractéristiques alpha se manifestent pleinement, accompagnées de changements physiques si drastiques qu’on pourrait parler de métamorphose.]

[Pour que ces traits émergent, les phéromones d’un oméga sont nécessaires. Cela arrive généralement à l’adolescence, au moment où les caractéristiques sexuelles secondaires commencent à se développer. Mais, dans de très rares cas, un alpha latent peut ne pas s’éveiller avant bien plus tard. Lorsqu’ils le font, ils évoluent en «  super ultra alphas  ».]

Les informations n’étaient pas nouvelles pour moi. J’avais déjà entendu dire que, parmi les alphas dominants, il existait une sous-catégorie presque mythique  : les hyper-dominants nécessitant un «  éveil  ». Ces individus étaient si rares qu’en croiser un reviendrait à tomber sur une licorne. Il va sans dire que je n’en avais jamais rencontré.

Un «  super ultra alpha  », hein  ? Je me demandai à quoi ils pourraient bien ressembler. Il pouvait surement atteindre les deux mètres, non  ? Ce qui impliquait que… Leur équipement devait aussi être gigantesque*…

(Note de Ruyi : Une arme blanche le truc… (ᓀ ᓀ) )

Je m’enfonçai dans ces pensées absurdes, jusqu’à ce qu’un cri soudain déchire l’air.

Tout le monde dans le restaurant sursauta, levant la tête comme un groupe de suricates. Les grandes vitres, givrées par le froid extérieur, rendaient la scène à peine visible. Profitant de ma place près de la fenêtre, j’essuyai la vitre d’un revers de main et jetai un œil dehors.

Les lampadaires illuminant la rue permettaient de distinguer clairement les événements de l’autre côté de la route.

Un jeune homme gisait au sol, ses cheveux en désordre. L’origine de sa détresse n’était pas difficile à deviner  : un homme costaud se tenait au-dessus de lui, le dominant avec une brutalité palpable. Il agrippa les cheveux du plus petit, le força à tourner sur lui-même, puis le projeta rudement sur le côté.

Même si je ne pouvais pas entendre ce que l’agresseur disait, son rictus cruel était visible jusqu’ici. Les joues rouges du jeune homme au sol auraient pu passer pour de l’ivresse ou les marques du froid hivernal. Mais je savais mieux  : c’était un oméga en chaleur.

Et cela ne s’arrêtait pas là.

L’alpha déchaînait ses phéromones, saturant l’air autour d’eux. L’expression de l’oméga disait tout  : ce n’était pas consensuel.

En regardant l’oméga respirer avec difficulté, serrant les dents comme si les phéromones de l’alpha le poussaient à ses limites, un écho familier résonna dans mon esprit. Mon corps se raidit instinctivement, envahi par une sensation que je connaissais trop bien. Un frisson glacé me parcourut l’échine, vidant mes poumons comme une marée descendante.

Presque sans réfléchir, je me levai et quittai le restaurant. Mais une fois dehors, je me figeai. La route à quatre voies qui me séparait de la scène semblait soudain insurmontable. Et si les phéromones de cet alpha étaient si puissantes qu’elles m’affectaient, moi aussi  ?

«  U-Ungh… Laissez-moi tranquille  !  » hurla l’oméga.

Sa voix, tremblante et désespérée, franchit la distance comme un coup de tonnerre, me percutant de plein fouet.

L’alpha, indifférent à cette supplique, attrapa de nouveau l’oméga par les cheveux. Celui-ci se débattait avec une force désespérée, s’accrochant au bitume glacé comme si sa vie en dépendait. Autour d’eux, un groupe d’hommes, probablement des amis du costaud, riaient bruyamment, complices de cette cruauté.

Mon regard fut attiré par les doigts de l’oméga, crispés et blanchis par la pression alors qu’il s’agrippait aux irrégularités du trottoir. J’allais m’élancer lorsque tout changea en une fraction de seconde.

Le grand alpha fut projeté en arrière avec une force telle qu’il roula sur le trottoir avant de finir sa course, tête la première, sur la chaussée.

Honk honk—

Les klaxons stridents et le crissement des pneus remplissaient l’air. Une voiture s’arrêta de justesse, évitant de peu de le percuter. Autour de moi, la foule murmurait, fascinée par le chaos.

Au début, je ne compris pas ce qui s’était passé. Ce n’est qu’en voyant la direction des regards que je remarquai l’homme qui se tenait désormais auprès de l’oméga.

Grand, imposant, il se tenait là, immobile, comme une statue de marbre. Il semblait d’abord être un simple spectateur, mais sa présence écrasante disait tout autre chose. Sa posture dégageait une autorité naturelle, presque royale. Sa grande taille et ses larges épaules, accentuées par une veste épaisse bordée de fourrure, lui donnaient l’allure d’un lion prêt à bondir.

Ses traits, sévères et sans émotion, inspiraient à la fois crainte et admiration.

Un alpha dominant.

Mon instinct me souffla cette vérité avant même que ma conscience ne la saisisse pleinement. Même si ses phéromones ne pouvaient m’atteindre à cette distance, je reculai d’un pas, le souffle coupé par son aura.

Les amis du costaud, pourtant bruyants et arrogants quelques instants plus tôt, se précipitèrent pour relever leur camarade tombé. L’un d’eux tenta de parlementer avec le grand alpha, mais je n’entendais pas leurs paroles.

L’alpha dominant attendit patiemment qu’ils finissent de parler, puis avança d’un pas. Ce simple mouvement suffit à les disperser. La peur était inscrite sur leurs visages alors qu’ils s’éloignaient, humiliés.

Leur retraite désordonnée provoqua quelques rires nerveux parmi les badauds, mais je ne pouvais pas me joindre à eux. Tout ceci n’avait rien de drôle. Ils s’étaient soumis uniquement à cause de leur propre hiérarchie alphanique. Si cet homme n’était pas intervenu, rien n’aurait arrêté leur violence.

Mon regard restait rivé sur l’alpha dominant, incapable de détourner les yeux. Sa présence exerçait sur moi une fascination troublante.

Puis, il se tourna et aida l’oméga à se relever avec une délicatesse inattendue. Sans un mot, il le guida vers un taxi qui venait de s’arrêter au bord de la route, ouvrit la porte et l’aida à monter.

Une fois l’oméga en sécurité, il referma la porte sans hésitation. Il n’eut même pas besoin de regarder en arrière.

Autour de lui, quelques passants s’étaient rassemblés, souriant comme s’ils le connaissaient. Lui aussi souriait-il  ? Je n’aurais su le dire. Tout ce que je savais, c’est qu’en un instant, il s’était volatilisé, avalé par la foule.

De retour à ma table, je retrouvai mon ramyeon et mon kimbap avait refroidis. Pourtant, alors que je mangeais, mon esprit ne cessait de retourner vers cet homme.

Qu’est-ce que ça fait, d’être un alpha aussi fort  ?

De vivre sans peur, comme lui  ?

J’ai arrêtée de mâcher, perdue dans mes pensées, mais j’ai fini par chasser cette idée de mon esprit. J’ai enfourné un morceau de kimbap dans ma bouche et bu une gorgée de soupe ramyeon chaude et épicée.

Inutile de ruminer. Il n’a rien à voir avec moi de toute façon.

— Aujourd’hui, le 5 décembre —

Chaque fois que le mois de décembre arrivait, je ressentais toujours ce même soulagement. Le simple fait de savoir que l’année était presque terminée me procurait un apaisement, une sorte de libération. Mais cette année, c’était différent. Cette année, je retournais enfin à l’école.

Cela faisait trois ans que j’avais pris un congé, comme si je fuyais l’école. Honnêtement, ce choix s’est révélé être une bénédiction déguisée. Grâce à l’argent que j’avais économisé pendant ces deux années, j’ai pu aider ma famille à traverser une mauvaise passe il y a un an. Grâce à cet argent, notre maison n’a pas été saisie et ma mère n’a pas eu à risquer sa santé en retournant travailler.

Le seul inconvénient, c’est que cet argent était à l’origine destiné à financer mes frais d’inscription à l’université. Une fois mes économies épuisées, je n’ai eu d’autre choix que de suspendre mes études pour une troisième année. Pourtant, je ne regrettais pas un instant ce que j’avais fait.

Le 1er décembre, je suis enfin retournée chez mes parents, après avoir passé quelques jours à la maison de mon oncle à Pohang. J’avais envisagé de rester plus longtemps, jusqu’à la rentrée scolaire, pour continuer mon travail à l’entrepôt, mais un simple coup de fil de ma mère a tout changé.

« Si les notes de Yura sont aussi mauvaises ce semestre, elle peut aussi bien démissionner et s’installer à la campagne. Elle pourra se concentrer sur l’épandage d’engrais dans une rizière au lieu d’étudier. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire en entendant ma mère parler sur ce ton menaçant, suggérant à ma sœur de se lancer dans l’agriculture. Mais en y réfléchissant, je me suis vite rendu compte de ma propre situation. Cela faisait trois ans que je n’avais pas ouvert un manuel et il était plus que probable qu’à la fin du semestre, ce soit moi qui me retrouverais dans les rizières, en train de récolter, plutôt que dans les salles de classe.

Pris de panique, je suis rentrée précipitamment à Séoul, avec l’intention de rattraper mon retard. J’utilisais les études comme prétexte, mais au fond, je voulais aussi retrouver cette vie que j’avais perdue lorsqu’on m’avait forcée à abandonner l’école — redevenir une étudiante ordinaire, comme avant.

Dès mon arrivée à Séoul, la première chose que j’ai faite a été de chercher un emploi à temps partiel pour financer mes frais de scolarité. Même ce geste banal m’a permis de ressentir à nouveau ce goût d’être une étudiante. Et, contre toute attente, j’ai trouvé assez rapidement un emploi bien rémunéré.

L’endroit où j’allais travailler se trouvait sur le site de la grande construction qui avait eu lieu il y a quelques années. À présent, c’était un tout autre monde. Des gratte-ciel de plus de cinquante étages bordaient les deux côtés d’une route impeccable à huit voies, et de grands parcs et lacs étaient disséminés entre les immeubles de bureaux et les appartements luxueux. Les rangées de maisons de ville haut de gamme donnaient l’impression d’appartenir à un autre pays, un autre univers.

« Ce quartier a tellement changé », dis-je à mon nouveau patron, propriétaire d’un grand restaurant.

« C’est la première fois que vous venez dans le Royaume ? », me demanda-t-il.

« Le Royaume ? »

« Vous n’avez pas encore entendu ce nom ? C’est le surnom que tout le monde donne à ce quartier, car la plupart des immeubles appartiennent à la même personne. »

« Tout ce complexe ? » demandai-je, incrédule.

« Non, toute cette partie de la ville. »

« Oh… C’est vraiment un royaume, alors. »

« C’est ça. Même la grande roue là-bas lui appartient. »

Une grande roue ? Ah, celle-là. Je l’avais aperçue au bout de la route lors de mon trajet en bus. La colossale structure de fer semblait presque déplacée parmi les autres bâtiments, ajoutant une touche étrange à ce coin de la ville. Avant, je n’y avais pas prêté attention, mais après avoir entendu le mot « royaume », je n’ai pas pu m’empêcher de voir l’attraction scintillante comme une couronne. Cela signifie-t-il qu’il y a aussi un prince dans ce royaume ?

« Tu es sûr que tu ne veux pas être serveur ? », me demanda mon patron.

Je secouai la tête précipitamment. « Je préfère de loin m’occuper de la vaisselle en cuisine. »

« Eh bien, comme tu es un oméga, je comprends », soupira-t-il. « C’est un quartier riche, il y a donc pas mal d’alphas dans le coin. Pourtant, les clients adoreraient un joli visage comme le tien… Que penses-tu d’essayer ces nouveaux suppresseurs ? J’ai entendu dire qu’ils étaient très efficaces. »

« Une série de ces produits coûte le même montant qu’une semaine de salaire », dis-je. « Mais si vous les achetez, je les utiliserai. »

« … Dans la cuisine, alors. » Il ajouta : « Tu as d’autres questions ? »

(Note de Ruyi : Mdrrrr, comment il a vite retiré sa proposition (ノ= ⩊ = ) ノ)

« Je me demandais pourquoi vous préfériez embaucher des étudiants de l’université de W. Pour les travaux de cuisine ? », répondis-je.

D’après ce que m’avait dit le patron, la principale raison pour laquelle j’avais été choisi pour le poste de plongeur était que je suivais des cours à l’université. Peut-être aimait-il simplement aider les étudiants, puisqu’il était lui-même un ancien élève ?

« Oh, c’est à cause de notre propriétaire. Il a de l’affection pour les étudiants de l’université de W.U. »

Peut-être faut-il avoir un esprit un peu tordu pour diriger une entreprise prospère…  ?

Grâce à un nouveau collègue serviable, il ne m’a pas fallu longtemps pour mieux comprendre ce qui se passait réellement avec le propriétaire, son obsession pour les étudiants de l’université W.U., et les raisons derrière la tendance de notre patron à les embaucher.

« D’après les rumeurs, le président Noh – notre propriétaire, le milliardaire de l’immobilier – fréquente souvent ce restaurant », m’expliqua Kijoon, un autre employé à temps partiel qui s’occupait du service en salle. Il était en train de me détailler mes tâches au restaurant lorsque notre conversation avait dévié sur ce sujet. « Apparemment, c’est parce qu’il sait que notre personnel à temps partiel vient de l’université W.U. »

« Pourquoi se baser sur des rumeurs ? » demandai-je, intrigué.

« Eh bien, personne ne sait à quoi ressemble le président Noh, donc on ne peut pas affirmer avec certitude qu’il vient ici,  » admit Kijoon. « Mais au moins, on sait que la stratégie du patron a fonctionné. »

« En quoi ça a marché ? »

« Apparemment, le président Noh est vraiment radin. Quand il s’agit de renégocier les baux, il augmente toujours les loyers et réduit les durées des contrats. » Il me lança un clin d’œil. « Sauf pour nous, bien sûr. »

… Donc, la stratégie fonctionnait.

Pourtant, ma curiosité n’était pas tout à fait satisfaite. « Mais le patron m’a dit que j’étais le seul employé actuellement inscrit à W.U. Ce n’est pas vrai ? »

« Le salaire ici est peut-être meilleur qu’ailleurs, mais sérieusement, quel étudiant d’une université prestigieuse choisirait de bosser ici alors qu’il peut gagner facilement de l’argent en donnant des cours particuliers ? »

Euh… Moi ?

« C’est pour ça que les étudiants du campus satellite* de W.U., comme moi, travaillent ici,  » conclut Kijoon.

(N/T : Un campus satellite, un campus secondaire ou un campus régional est un campus d’une université ou d’un collège physiquement éloigné de l’université ou du collège d’origine.)

Mon nouveau patron, qui paraissait si humble et sympathique au premier abord, était en réalité un redoutable homme d’affaires.

« Pourquoi le président Noh est-il autant obsédé par les étudiants de W.U., au fait ? » demandai-je.

« Il y a plusieurs théories », répondit Kijoon en levant la main pour compter sur ses doigts. « Théorie numéro un : il voulait vraiment entrer dans cette université, mais a échoué au concours d’entrée pendant dix ans. Numéro deux : sa dulcinée était une étudiante de W.U. Qui est morte tragiquement et hante désormais le campus. Numéro trois : son petit-fils étudie sur le campus principal. Laquelle tu choisis ? »

« … Clairement, et uniquement, la numéro trois. »

Kijoon secoua la tête. « Non, moi je suis sûr que c’est la première. Son obsession ne peut pas être aussi intense pour un truc aussi trivial. »

Mais si on suit cette logique, l’option numéro deux ne serait-elle pas la plus crédible ? C’est clairement la version la plus romantique…

« Quoi qu’il en soit, ça fait plaisir d’avoir un vrai étudiant de ’W.U.’ parmi nous. »

« Aller au campus satellite ne fait pas de toi un étudiant moins « réel », Kijoon. »

Il me sourit chaleureusement. « Merci. Je suis tout à fait d’accord. Oh, et tu es de service demain après-midi, pas vrai ? Tu devrais rentrer et profiter de ta dernière journée libre. »

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