Chapitre 2 : Solitude 2/3
Il y avait jusqu’à présent mis beaucoup d’efforts, mais son entraînement ne semblait pas encore lui avoir suffit.
« Il faut que je m’améliore à la lance et au vale tudo. Après tout, ce délai supplémentaire m’arrange bien ! »
« Tu es vraiment quelqu’un d’étrange… »
Malgré la réserve émise par Lita, Yu Ilhan continua de s’entraîner avec le plus grand sérieux. L’ange lui fournissant trois repas par jour, il put s’y employer loin de toute source d’inquiétude durant dix années supplémentaires. Déjà vingt années avaient passé depuis son abandon…
Il avait désormais la puissance pour combattre un ours, aussi bien avec ses pieds que ses poings. À la lance, toute de bois fût-elle faite, il était capable de déchirer un sac de sable. C’était déjà un exploit en soi, mais ça l’était encore davantage du fait que rien ne le prédestinait à suivre la voie des arts martiaux. Il devait pour cela remercier le plus fidèle partenaire de combat possible.
« Je vais bientôt avoir 40 ans… J’ai l’air plus mature, tu penses ? »
« Tu n’as fait que te battre, tu crois vraiment que ça va te rendre plus intelligent ? Les gens qui partent à l’armée n’en reviennent pas plus éclairés… »
« Ah, on est d’accord. Ma mère va pas m’embêter en me disant que j’ai pris la grosse tête, hein ? »
« Ne t’en fais pas pour ça, continue de travailler. »
Après cette conversation, Lita qui ne venait le visiter réellement qu’une fois par semaine prit la décision de revenir le voir tous les trois jours, par crainte que la solitude ne le rende fou. En vingt ans, la Terre avait pris des allures de prison, mais Yu Ilhan tint pourtant bon encore dix ans durant.
« À quel point le temps a-t-il pu dévier de son axe ! »
Elle ne put s’empêcher de céder à la nervosité en constatant sa situation. Toutefois, elle n’était pas en position de demander directement à Dieu ce qu’il en était véritablement et n’avait pas non plus le pouvoir de corriger cette erreur. Elle ne pouvait que le regarder…
« Lita… Je n’arrive plus à me souvenir du visage de ma mère. »
« Je suis désolée… »
« J’ai des photos, mais même en les regardant, j’ai l’impression de voir une étrangère. J’en viens à me demander si on faisait réellement partie de la même famille, si j’ai même jamais vécu ici un jour. Peut-être tout n’est-il que mensonge pour me rassurer ? C’est toi, la responsable ? »
« Ne dis pas des choses pareilles ! »
« Je plaisante. Note que ce serait peut-être mieux pour moi ainsi. »
Il continua alors de s’entraîner à la lance, et atteint ainsi la cinquantième année depuis le départ de l’humanité.
« J’en ai marre, Lita. J’aimerais faire autre chose. »
« Je suis désolée de te le dire, mais on ne sait pas encore quand commencera l’apocalypse. Tu ne peux pas négliger ton entraînement… »
« Je sais déjà tout ça. »
Après tant de temps passé ensemble, ils se moquaient bien du plan d’existence qui les séparaient. La seule chose qui lui importait, c’était d’avoir une interaction : qu’on fasse attention à lui et qu’on l’écoute. Quant à elle, elle n’avait que rarement eu l’occasion de fréquenter des êtres humains, aussi commença-t-elle à ressentir d’autres choses pour lui que la simple pitié qui l’avait de prime abord animée. Elle se garda bien, toutefois, de lui en toucher mot, et leur relation continua à évoluer d’une bien étrange manière.
« Je pense que je vais commencer à lire. »
« Oh, c’est une bonne idée ! »
Si savoir se défendre était d’une importance capitale post-apocalypse, comprendre le monde et raisonner ses actions l’était tout autant. Cette démarche ne pourrait que lui apporter du bien. Yu Ilhan mit alors toute son alacrité à s’instruire au sein de la bibliothèque universitaire. Il continua malgré tout de s’entraîner trois heures chaque jour, fruit d’une promesse faite à Lita.
Si les livres prenaient une teinte jaunâtre sous l’effet du temps, ils conservèrent ici une forme impeccable, chose dont il se réjouit. S’il s’intéressa tout d’abord aux romans plutôt modernes, l’ennui vint le saisir après cinq ans de ces simples lectures. Il se projeta alors vers ce qui risquait de constituer à nouveau sa vie après l’apocalypse : les manuels d’économie et de gestion d’entreprise. Là aussi, il finit par se lasser et fixa son intérêt sur la psychologie et les sciences humaines.
C’est avec surprise qu’il constata que là où ses progrès dans les arts martiaux devenaient graduellement moins visibles, ses connaissances ne faisaient au contraire qu’augmenter de façon prodigieuse. Son intérêt se porta alors sur des domaines bien plus larges, tels que l’histoire, la géographie, la biologie, etc. En fin de compte, il en vint à lire l’intégralité des livres de la bibliothèque universitaire.
C’est donc sans surprise qu’il se trouva à court de livres et en l’absence de vendeurs, il partit à la conquête des librairies. Malgré tout, il se trouva là encore face à une impasse, 67 ans après sa dernière sortie de classe. Il avait cessé de compter le temps, mais était toujours bien vivant, comme en témoignait la décision qu’il prit alors.
« Je vais apprendre une autre langue, Lita. »
« On peut changer de localité, si tu veux. Je peux te porter tes repas où que tu sois. »
« D’où est-ce qu’elle vient, cette nourriture ? »
« Héhé, c’est un secret ! »
Il se demanda alors quel était le pays le plus indiqué, mais fit finalement au plus près et c’est ainsi qu’il se dirigea vers la Chine, au volant de la première voiture qu’il trouva et ce jusqu’à ce qu’elle tombe en panne d’essence. Il n’avait pas le permis, mais seul sur Terre, ça lui importait assez peu. Durant son voyage, il s’employa à lire un dictionnaire des mots chinois chaque fois qu’il en avait l’occasion. Quand enfin, il parvint en Chine, un étrange sentiment le frappa.
« J’ai peut-être fait une erreur en venant ici en premier… »
D’un côté, il était très excité à l’idée de pouvoir approcher toutes ces nouvelles connaissances, mais d’un autre, il se rendait bien compte que l’humanité reviendrait avant qu’il ne puisse en boire tout le jus.
La réalité fut pourtant très loin de sa représentation. Même après avoir traversé la Chine de part en part et lu chaque livre qu’elle avait à offrir, le temps n’avait toujours pas repris son cours. Il ne s’inquiéta même plus du nombre d’années qui pouvaient passer, aussi Lita ne prit-elle pas la peine de l’en informer. Peut-être était-ce par crainte de sombrer dans la folie sans une nouvelle source de stimuli, mais il partit pour un autre pays.
Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Pakistan, l’Inde et même la Mongolie… Yu Ilhan apprit finalement l’intégralité des langues asiatiques, allant même jusqu’à tenter d’étancher sa soif de savoir par des conversations sur internet. C’était comme si sa vie en dépendait : il lui fallait lire. Il en vint ainsi, un jour, à en oublier une règle d’or, celle de s’entraîner trois heures chaque jour. Lita le rossa copieusement.
« Tu es sûr que ça va ? »
« Mais oui, ça va… »
Bientôt, même les sept millions de livres réunis au sein de l’académie des sciences de Russie ne furent plus assez. Il existait encore de nombreux livres qu’il n’avait pas lus, et il lisait désormais tellement vite que la tâche avait été pour lui assez simple.
« Bon, au moins ça confirme un doute : même en me concentrant, je n’arrive pas à comprendre les livres trop techniques. »
Il voyait là les limites de son cerveau, il n’était pas de la trempe des plus grands esprits scientifiques. Lire un texte ne suffisait pas à le comprendre…
« Lita, on va en Europe. »
« Tu parles déjà russe… »
« Vittumainen1) ! »
« Ok ok, on va aller en Finlande. »
216 ans de solitude plus tard, Yu Ilhan avait acquis un vocabulaire d’une richesse incommensurable, parlant aussi bien les différents dialectes d’Afrique que le français ou l’allemand.
« Il ne me reste plus que l’Amérique et l’Océanie ! »
Il en parlait comme s’il était sur le point de terminer ses devoirs de vacances… L’idée qu’il reste si motivé après avoir vécu plus de 200 ans fit légèrement grimacer Lita.
« Tu sais que tu devras y aller en bateau ? »
« Ce n’est pas très grave, il y a de très nombreux bateaux vides sur Terre. »
« C’est du vol ! »
Le temps avait transformé ce jeune étudiant médiocre en le plus grand aventurier que la planète n’ait jamais abrité. Bien sûr, sa durée de vie bien plus élevée que l’homme standard y était pour quelque chose, mais son intérêt sans cesse renouvelé pour la découverte l’avait porté comme personne.
Fort de ses connaissances en géographie, il se prépara à faire le trajet le plus court possible avec un bateau adapté au périple. Il n’eut aucun mal à le trouver, aidé des nombreux livres de navigation qu’il avait trouvés.
« Lita… Dis-moi franchement, l’humanité est morte ? »
« Non, je te l’ai dit, il y a eu un décalage temporel. Je l’ai par contre sous-estimé, je pensais que ça prendrait au plus le double du temps prévu, mais on dirait que c’est plutôt par dix fois… »
« Super… »
Ses préparatifs terminés, il quitta sans regret aucun les terres qui l’avaient accueilli. L’Amérique et l’Océanie l’attendaient. Des dizaines d’années s’écoulèrent à nouveau…
« J’ai terminé ! »
« Tu es vraiment pas croyable, Yu Ilhan… »
Debout sur une table de la bibliothèque de Boston, il sautait et criait de joie. Il avait enfin lu tous les livres disponibles sur Terre. Elle l’avait vu à l’œuvre mais n’en avait pas moins de peine à réaliser ce qu’il venait d’accomplir. Elle soupira de sidération tandis qu’il sortit s’asseoir sur un banc publique, le regard porté vers le ciel, ou, plus exactement, le vide…
« Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? » lança-t-il, penseur.
« Tu peux apprendre d’autres arts martiaux ? »
« Je suis déjà bien doté de ce côté… »
Il ne s’était en effet, lors de ses voyages, pas seulement contenté de lire. Il avait visité quantité de temples et de ruines qui l’avaient renseigné sur les différents arts martiaux, lesquels lui inspirèrent d’ailleurs de nouvelles techniques. S’il devait s’entraîner trois heures par jour au minimum, il lui arrivait régulièrement d’atteindre les douze.
Au final, sa technique de combat avait tellement évolué qu’elle n’avait plus rien à voir avec le vale tudo. C’était un style qui lui était propre, et il était si efficace que Lita fut forcée à plusieurs reprises d’employer son propre mana pour ne pas se laisser dépasser.
Elle réalisa ainsi que même avec autant de temps, tous les êtres humains ne seraient pas parvenus à un tel résultat. Yu Ilhan avait quelque chose d’unique… Elle se garda toutefois bien de lui en parler, sous peine qu’il ne prenne la grosse tête.
« Lita, en dehors de mes connaissances et de ma maîtrise du combat, est-ce qu’il y a autre chose qui pourrait m’aider au moment où commencera l’apocalypse ? »
Elle eut un léger frisson. Il avait déjà des capacités prodigieuses…
« Comment… » balbutia-t-elle.
Lita comprit tout à coup. Ce n’était pas que Yu Ilhan jouissait d’un don particulier, mais davantage le fait qu’il n’avait jamais perdu espoir. Pour lui, la vie continuait tout à fait normalement son cours, ou plutôt venait-elle de commencer. Tout ce qu’il faisait était en effet animé par le désir de se préparer à l’apocalypse. Pas une seule fois dans ce laps de temps long même pour un ange ne perdit-il foi.
« Comment est-ce que tu fonctionnes ? Comment est-ce que tu peux être comme ça ? »
Elle n’en revenait pas. Pire, elle s’agaça d’avance à l’idée de sa réponse. N’importe qui se serait vanté, mais lui qui n’avait vécu que dans la soif de savoir n’était capable que de la réponse la plus sincère. Il était aussi innocent qu’un enfant…
« C’est que tu m’as dit de me préparer, et comme je ne peux pas me servir du mana, il faut bien que je fasse autrement. »
Bingo. Elle soupira et perdit toute contenance, comme assaillie par ses propres émotions. Ne sachant même plus quoi lui dire, elle se tourna et étendit ses ailes.
« Je m’en vais. »
« Attends, dis-moi ce que je dois faire avant ! »
« Tu n’as qu’à trouver tout seul ! »
Yu Ilhan regarda le ciel d’un air circonspect. Finalement, il ne lui restait plus qu’une chose à faire.
« Je vais rentrer à la maison… »
Il ne réalisa pas, mais il venait de se produire un événement historique. Un ange, pour la première fois depuis l’histoire de l’humanité, venait de ressentir quelque chose pour un être humain. Un être humain qui vivait loin des siens depuis déjà 274 ans, lesquels ne montraient d’ailleurs toujours pas de signes de vie.